J’ai la paresse de regarder dans mon carnet gonflé de toutes les lettres reçues depuis mon départ, et je ne vous ai pas encore répondu. Excepté quelques déplacements, trois jours en première ligne, pendant lesquels on peut écrire à loisir, mais il est moins facile de faire partir les lettres. Deux jours de repos à l’arrière, ces jours-là, je les employais à écrire mais maintenant, je les emploie à me restaurer, ce qui consiste à faire la queue interminablement puis à se retaper avec le fromage et le litre de vin qu’on a réussi à acheter. Parfois, il faut se contenter du chocolat, mais quelquefois, on a la chance de trouver du beurre et des conserves, alors le festin est complet.
Depuis hier soir, je suis de retour dans le bois. Ce matin, nous avons changé de place. Nous avons quitté à regret le bon et solide gourbi construit de nos propres mains. Nous en avons cherché un autre à 200 ou 300 mètres en avant. N’en ayant pas trouvé d’assez grand pour faire un nouveau château (je crois vous avoir dit que le précédent s’appelait ainsi) nous en avons choisi deux : M. et moi dormiront dans l’un et les autres dans le second qui fait face au nôtre, à deux pas. A proximité, nous avons, d’une planche posée sur un bout de tranchée inachevée, fait une table où nous nous sommes assis ce midi pour dîner. Les chaises sont les bords de la tranchée capitonnées de gazon. Après dîner, j’ai lu et fumé la pipe dans le gourbi d’en face. Puis je suis rentré chez moi pour écrire sans quitter ma pipe. Un de mes amis écrit et fume de son côté. De temps en temps, nous nous arrêtons pour rallumer nos bouffardes et parler du pays où convergent nos pensées et d’où nous viennent des lettres qui nous ont fait prendre nos crayons. Ici, je fais une pause. Nous entendons des cris semblables à ceux qu’on pousse quand on monte à la charge et une musique lointaine. Ce sont, croyons-nous, les Boches qui s’amusent dans leurs tranchées. Ce n’est pas la première fois qu’ils nous donnent un concert. Ce sont sans doute les Turcs qui sont cause de cette joie, ce ne sont sûrement pas les Français. Mon voisin qui a été aux informations me certifie que c’est la charge et au pas redoublé. Les Français ont chargé à notre droite, paraît-il, mais nous n’en étions pas cette fois.
Vous êtes, me dites-vous, sans nouvelles de A… Serait-il prisonnier ? Les prisonniers ne peuvent pas écrire. Si d’autre part, il était blessé et prisonnier, ce n’est sûrement pas un Boche qui rédigera une lettre pour lui. Tranquillisez-vous, s’il était tombé au champ d’honneur, vous le sauriez….
Si vous voulez que je vous écrive plus souvent, dans chacune de vos lettres mettez-moi de quoi vous répondre. Le papier est introuvable…
A L. P (sans doute Alexandre Le Pavoux né à Gausson le 31/1/1884)
Mort au Champ d’Honneur
La « Voix » recommande aux prières de ses lecteurs, le repos de l’âme de Pierre Beurel, originaire de la Chapelle St Nicolas, décédé à Ypres en Belgique, le 24 octobre dernier à la suite de ses blessures